Entretien avec l’infatigable Jordi Savall, bientôt en concert au Québec

À l’approche de ses concerts à Québec et Montréal, les 6 et 7 octobre prochains, l’illustre chef d’orchestre et gambiste espagnol, Jordi Savall, nous a accordé une entrevue, sur la plateforme Zoom. Aimable et jovial, l’artiste maintenant âgé de 83 ans, demeure très actif, c’est le moins qu’on puisse dire ! Par exemple, d’ici la fin de 2024, il présentera, en trois mois, une trentaine de concerts dans une vingtaine de villes, réparties dans douze pays ! L’infatigable musicien qui a fait découvrir la viole de gambe au grand public, grâce à la musique du film Tous les matins du monde, nous visite, cet automne, avec un programme construit autour de la musique de Monteverdi.

«J’apprends tous les jours»

Installé dans son bureau de travail, entouré de livres, le maestro catalan est souriant et calme; il ne s’inquiète aucunement des nombreux décalages horaires qui l’attendent au cours des prochains mois. En fait, sa renommée internationale l’amène à donner plus de 100 concerts par année et la vie de tournée lui procure de grandes satisfactions. «Partager la musique avec le public est toujours stimulant», résume ce passeur de culture, reconnu pour son apport à la revalorisation de la musique de la Renaissance et de la musique baroque.

Au coeur des préoccupations de cet érudit, il y a encore et toujours la volonté d’interpréter la musique en demeurant fidèle à la conception des compositeurs, c’est-à-dire, entre autres, avec des effectifs comparables à ceux utilisés lors de la création de l’oeuvre.

Depuis plus de trois décennies, on constate que Jordi Savall ne cesse d’élargir ses horizons. Par exemple, en 2019, il s’est lancé à l’assaut des symphonies de Beethoven, en délaissant les éditions modernes pour retourner aux manuscrits, dans le but de respecter au maximum les accents, dynamiques et phrasés originaux.

Dans l’esprit de ses relectures historiquement informées, le musicien a développé un instrumentarium, façon 1800, avec cordes en boyaux, copies d’anciens instruments, etc. Son but était de retrouver l’esprit de Beethoven qui fut, selon Jordi Savall, l’un des premiers à s’adresser directement à l’être humain, sans être au service des rois ou de l’Église.

Au moment de notre entretien, (le 17 septembre 2024), le chef d’orchestre me montre une partition de Bruckner qu’il a sous la main, puisqu’il s’intéresse aussi à «l’expérimentation sonore originale» des symphonies de ce compositeur autrichien. En fait, il a présenté, le 12 septembre dernier, à la Maison Bruckner de Linz, en Autriche, un programme incluant la Symphonie («Annulée») en ré mineur que Bruckner aurait retiré, sans doute en raison de critiques négatives.

Mais, aux yeux de Jordi Savall, cette symphonie de Bruckner est pleinement valable et elle mérite d’être jouée, parce qu’elle met en évidence des caractéristiques expérimentales distinctes. Visiblement stimulé d’avoir fait revivre cette oeuvre avec l’ensemble Le Concert des Nations, l’inlassable chercheur ajoute : «Vous savez, j’apprends tous les jours.»

Réveiller l’histoire musicale endormie

Son apprentissage de la musique, Jordi Savall l’a entrepris à l’âge de 6 ans, en devenant chanteur dans la chorale d’enfants d’Igualada (Catalogne), sa ville natale. Il a ensuite appris le violoncelle et poursuivi ses études au Conservatoire de Barcelone, jusqu’en 1964.

Puis, il a commencé à jouer de la viole de gambe, en autodidacte, à la suite d’un séjour à Paris où il a découvert des manuscrits de Marin Marais à la Bibliothèque Nationale.

Il a dirigé plusieurs ensembles de musique historique et partagé la scène durant de nombreuses années avec son épouse, la chanteuse, Montserrat Figueras, décédée en 2011.

En plus de l’immense succès de Tous les matins du monde qui a obtenu le César de la meilleure musique, en 1992, Jordi Savall a révélé au grand public des oeuvres qui étaient tombées dans l’oubli. On dit parfois qu’il a réveillé une part de l’histoire musicale endormie.

Bourreau de travail, le musicien aurait enregistré plus de 200 disques, depuis 1968, en tant que soliste ou au sein de diverses formations dont Ricercar Consort et l’ensemble Hespèrion XX devenu Hespèrion XXI, lors du passage au XXIe siècle.

«La musique peut encore changer le monde»

Jordi Savall est aussi reconnu pour avoir créé des ponts entre musiques orientales et occidentales. On pense, entre autres, aux albums Orient-Occident avec Hespèrion XXI. On se souvient, également, de Jérusalem – La ville des deux paix, un livre-album qui retrace 3200 ans d’histoire de la ville sainte, en musique.

Préoccupé depuis longtemps par le conflit israélo-palestinien, l’artiste soulignait en entrevue au journal Le Monde, en 2015, sa foi envers le pouvoir pacificateur de la musique. «Israéliens et Palestiniens, quand ils chantent ensemble, s’entendent». «Quand on fait de la musique, on est heureux», poursuivait-il, «mais pour cela, il faut qu’il n’y ait plus de bombes qui tombent.»

Sans perdre espoir, cet humaniste ne cache pas son inquiétude devant la sanglante guerre Israël-Hamas qui ne cesse de s’étendre, depuis près d’un an. «Même si j’ai des amis israéliens, je dois dire qu’il me semble qu’Israël court à sa perte dans cette escalade guerrière.»

L’homme se désole aussi du conflit entre l’Ukraine et la Russie qui sème la dévastation depuis plus de deux ans et demi.

En plus de ces affrontements qui le tracassent, l’octogénaire estime que les deux plus grandes menaces qui pèsent sur toute l’humanité sont le déclin de l’environnement et le partage inéquitable des richesses.

Si la musique ne peut suffire à elle seule à corriger les désordres, elle a le pouvoir de transformer l’être humain en son for intérieur. «La musique devrait être à la base de l’éducation car, elle peut nous rendre plus sensible.» Avec la musique, les humains peuvent encore aujourd’hui trouver l’harmonie et s’entendre, estime ce pacifiste.

Bref, malgré l’inquiétude qui gagne du terrain, l’octogénaire persiste et signe: «Oui, la musique peut encore changer le monde!»

Jordi Savall / Crédit photo: David Ignaszewski

Pleurer de tristesse et de joie

Le concert que Jordi Savall vient présenter au Québec, avec des chanteurs de La Capella Reial de Catalunya et des musiciens d’Hespèrion XXI, est axé sur des oeuvres de Monteverdi (1567-1643). «Il a révolutionné la musique», souligne Jordi Savall, en rappelant que ce compositeur italien a apporté d’importants changements au style de son époque et qu’il est considéré comme l’un des créateurs de l’opéra. Avec six chanteurs et six musiciens, plusieurs madrigaux seront interprétés, notamment, le Lamento d’Arianna a 5.

Ce programme réunit aussi des pièces de compositeurs de la même époque que Monteverdi, dont, John Dowland, Samuel Scheidt et Anthony Holborne. De ce dernier, on entendra, entre autres, The teares of the Muses que Savall et Hespèrion XXI ont d’ailleurs gravé sur disque, il y a près d’un quart de siècle.

Voilà les lignes directrices de ce concert au double titre: Les Larmes et le Feu des Muses / Claudio Monteverdi – Révolution. «C’est une façon de dire que notre concert puise dans tout le spectre des émotions», résume le maître de musique. «C’est un programme où l’on aura peut-être envie de pleurer, parfois de tristesse mais aussi, de joie».

Les Larmes et le Feu des Muses / Claudio Monteverdi – Révolution

Avec :

La Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI

Jordi Savall : direction et dessus de viole

À Québec, au Palais Montcalm – 6 octobre 2024 – 16 h

À Montréal, à la Maison symphonique – 7 octobre 2024 – 19 h 30

*Photo d’accueil prise par Hervé Pouyfourcat

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